Canada : tensions étouffées autour des disparitions autochtones ?

1 Décembre 2014


« La première chose que la police nous a demandé lorsque ma mère a disparu était « Est-ce que votre mère boit ?». Symptomatique des amalgames discriminants qui parcourent le Canada, cette phrase a été destructrice pour Lorna Martin, fille de Marie Jean Kreiser, disparue depuis 1987. Aujourd'hui, les revendications pour une enquête nationale sur 1181 disparitions et assassinats de femmes autochtones sont le fer de lance de femmes atterrées par l'inertie des autorités qu'elles dénoncent depuis des dizaines d'années.


The Canadian Press/Carl Bigras

L'intégration culturelle, c'est la première impression qui m'a saisie quand j'ai atterri sur le sol canadien. Ici, pas de débats sans fin sur la laïcité et le port du voile dans les lieux publics. On accepte, on tolère l'autre et ses différences. Jusqu'à quel point ? Il existe une population majoritairement exclue, même si elle reste minoritaire en nombre : les autochtones. Et plus précisément, les 50 Premières nations, qui représentent 64 % des autochtones du Canada et qui vivent en réserves ou, pour la plus grande partie, en milieux urbains. Au-delà des discriminations dont ils sont régulièrement victimes et qui pourraient faire l'objet d'un autre article, un problème spécifique à cette communauté est passé sous silence : les violences faites aux femmes et filles autochtones. Si elles ne représentent que 4 % des femmes au Canada, elles sont pourtant victimes de plus de 16 % des meurtres de femmes et de 11 % des cas de portées disparues.  


La disproportion de ces chiffres, publiés par la Gendarmerie royale du Canada, révèle l'ampleur d'un phénomène qui demeure un non-dit consacré par le pouvoir. Une violence genrée et racialisée dont les effets ont pu être constatés au cours d'une conférence en présence de Teresa Edwards, avocate pour l'Association des Femmes Autochtones du Canada (AFAC), et Lorna Martin, fille de Marie Jean Kreiser, disparue en 1987. Aurélie Arnaud, responsable communication de l'Association des Femmes Autochtones du Québec (FAQ), nous dépeint les tenants et les aboutissants de ce phénomène, dans une société canadienne construite sur une colonisation assimilationniste qui poursuit son cours. 


« Avant la colonisation de nombreux peuples fonctionnaient sur le mode matriarcal et matrilinéaire. Les femmes y occupaient une place politique égale à celle des hommes et les rôles et fonctions qu’elles occupaient étaient considérés d’égale valeur. » - Aurélie Arnaud

Chez les Innus, peuple de l'est de la péninsule du Labrador, la prise de décision était par exemple une tâche partagée de façon égale entre les hommes et les femmes. Ces dernières détenaient également un rôle déterminant dans la tradition de transmission orale des connaissances. À l'inverse, la Loi sur les Indiens de 1876 a apporté une vision patriarcale et européenne de la société, en imposant le contrôle masculin sur l'accès aux biens et aux services. Certaines dispositions quant au mariage convertissaient également une femme « blanche » en autochtone si elle épousait un homme autochtone, et réciproquement. 


Ceci n'est qu'un exemple parmi la longue liste des politiques qui, au nom de l'assimilation nationale, foulèrent les traditions culturelles communautaires. Les pensionnats, dont le dernier a fermé en 1996, ont également participé à la mise en place d'un cycle intergénérationnel de la violence au sein des communautés. Les enfants autochtones, envoyés de force dans des pensionnats, parfois à des heures de route de leurs domiciles, furent confrontés à des conditions de vie dégradantes, voire à des abus sexuels. L'expression des traditions personnelles y était également proscrite, sous peine de punitions physiques, participant ainsi à l'érosion de la culture autochtone.  

« Lors de leur placement dans les pensionnats, près de 40% de ceux qui ont survécu jusqu'à aujourd'hui (sur 80 000 survivants) ont mentionné avoir subi des violences physiques, psychologiques et/ou sexuelles graves. C’est presque un enfant sur deux. Ce taux est effarant et explique les comportements abusifs qui se perpétuent encore aujourd’hui. » - Aurélie Arnaud

Double marginalisation : femmes dans leurs communautés, autochtones dans la société.

Avec la colonisation, la femme perd ainsi son statut, ses enfants, et la richesse de ses traditions culturelles, assimilées à des pratiques « sauvages » par une grande partie des Européens. Les femmes autochtones rencontrent aujourd'hui une double marginalisation, femmes au sein de leur communauté, autochtones dans la société. Dans les réserves, des partenaires hommes non-autochtones appuient ainsi leurs violences par le racisme, et usent de leur couleur de peau pour se légitimer auprès de la police. Parmi les auteurs des violences, 17 % sont partenaires de ces femmes. Mais la recherche menée par l'AFAC dénombre aussi 36 % des cas où ces actes sont perpétrés par des relations inconnues ; expliqués en partie par le trafic sexuel.  


La prostitution est perçue par certains comme une prise de risque délibérée, comme si on choisissait de s'exposer à la violence rédhibitoire à ce milieu. Or, 79 % des prostituées autochtones ont été victimes de trafic sexuel depuis l'âge de 7 ans. 92 % ont été violées, et 92 % également veulent sortir de cette situation (Farley 2011- chiffres rapportés par l'AFAC). Quand une femme fait l'objet de trafic sexuel depuis l'âge de 7 ans, peut-on vraiment parler d'un choix professionnel ? Un phénomène que l'on peut en tout cas relier, selon Teresa Edwards, à l'accessibilité et à la nature de la pornographie internet, dont 85% contiennent des scènes de violences, souvent racialisées, envers les femmes. Les jeunes intégreraient ces « modèles » de sexualité et seraient par la suite plus enclins à les reproduire.

 


Le gouvernement et la sécurité : prendre la criminalité à bras le corps.

En septembre dernier, Kellie Leitch, ministre de la Condition féminine, a annoncé un budget de 25 millions de dollars canadiens pour la période 2015 – 2020, afin de prévenir les violences faites aux femmes autochtones. Ce budget est basé sur 16 recommandations faites en mars 2014 par le Comité spécial sur la violence faite aux femmes autochtones. Selon les propos de Carolyn Bennett, parlementaire du parti libéral – un des principaux opposants au parti conservateur actuellement au pouvoir, le rapport du Comité était inadéquat, ne répondant pas aux demandes des autochtones. Et en effet, dans le détail du budget, la plus grosse partie, 8.6 millions, est consacrée à des plans de sécurité communautaire, et aucune mention d'éducation n'apparaît. Même si 7,5 millions sont destinés à l'aide aux victimes, le budget ne cible pas les causes de la violence. On s'attaque encore une fois aux symptômes plutôt qu'aux causes structurelles d'un problème. Et cela, le Premier ministre Stephen Harper, l'assume parfaitement en ayant déclaré le 21 août que le problème relevait de la criminalité, et non d'un phénomène sociologique. Reconnaître un enjeu social au niveau fédéral reviendrait à admettre un déficit de la protection supposée garantie par l'État sur tout son territoire.


Pour sa défense, le gouvernement fait valoir que des enquêtes sont en cours dans les provinces de l'Ouest . La commission OPAL en Colombie Britannique devait ainsi s'occuper de 18 meurtres survenus le long d'une route rebaptisée « l'autoroute des larmes ». La procédure a finalement été boycottée car elle n'incluait ni représentations d'autochtones ni de prostituées. L'enjeu d'une enquête nationale est donc également de mettre à découvert les pratiques des policiers chargés des investigations locales. Comme l'illustre le témoignage de Lauren Martin, celles-ci sont souvent entachées de préjugés ; parfois également de violences ou d'abus sexuels. Les femmes autochtones sont ainsi, selon l'ATAC « sur-policées et sous-protégées ».  


Un désaccord politique grandissant

Cet enjeu d'enquête nationale fait de plus l'objet de tensions politiques. Jeudi 20 novembre, l'avocat et ancien sénateur du parti libéral Serge Joyal s'est manifesté en promettant d'apporter un soutien légal à qui souhaiterait amener le gouvernement devant la Cour Suprême au sujet de son refus de mener l'enquête. S'appuyant légalement sur plusieurs dispositions de la Charte Canadienne des Droits et des Libertés et sur la Déclaration des Nations Unies sur le droit des peuples autochtones, il estime qu'il n'y a pas d'autres moyens que de se présenter devant la Cour pour faire pression sur le gouvernement. Le principal syndicat ouvrier du pays, le Groupe de travailleurs du Canada, se mobilise également pour cette cause, appelant sur leur site à envoyer le plus de mails possible au Premier ministre.

 


La mobilisation des femmes autochtones

Aujourd'hui, certaines femmes se réapproprient le pouvoir qui leur a été sacrifié sur l'autel du modèle politique européen. Elles prennent de plus en plus part aux débats et sont statistiquement bien plus nombreuses à reprendre les études que les femmes non-autochtones.  


« Depuis la montée des mouvements de femmes autochtones pour demander la réforme de la loi sur les Indiens, les femmes ont pris de plus en plus de place dans les débats politiques, au sein de leurs conseils de bande et dans le dialogue avec le gouvernement. FAQ en est un exemple parfait. » - Aurélie Arnaud


Les Femmes Autochtones du Québec (FAQ), ont en effet permis, par leur présence annuelle à l'instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones, d'amener le dossier de la double discrimination des femmes autochtones devant la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme. Et même si les portes du pouvoir politique se ferment encore trop souvent à elles ; pour Aurélie Arnaud, ce sont elles qui « prennent la rue et les chemins et ce sont elles que l’on voit aux devants des barrages pour bloquer le passage des camions se rendant aux chantiers de construction de barrages hydroélectriques ou de mines contestés sur leurs territoires ». 


La FAQ se bat également sur le terrain de la recherche, pour que les femmes autochtones prennent activement part à la recherche, afin d'aboutir aux solutions les mieux adaptées. 

« Le principe est qu’il est nécessaire d’adapter les programmes à la réalité particulière des femmes autochtones car celle-ci n’est pas la même que celle des femmes québécoises. Non seulement elles vivent une double discrimination (celle d’être femme et d’être autochtone) et aussi elles ont une histoire différente (la colonisation et les pensionnats ont légué un héritage lourd sur les conditions socioéconomiques des peuples et des femmes autochtones). » - Aurélie Arnaud  

 


Face aux mobilisations locales et internationales, l'Etat est une fois de plus en retard

Le Canada a réfléchi trois ans avant de signer la Déclaration des Nations Unies sur le Droit des peuples autochtones le 13 septembre 2007. Il faisait d'ailleurs partie, avec les Etats-Unis, l'Australie et la Nouvelle Zélande, des 4 voix qui se sont opposées aux 143 votes « pour » de l'Assemblée générale. Et comme si cela ne suffisait pas, il s'y est aussi opposé lors du vote au Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU. Pour Aurélie Arnaud, le gouvernement actuel, au pouvoir depuis février 2006, ne croit pas en l'autodétermination des peuples, à contre courant des rappels de la Cour suprême, dont il cherche à minimiser les décisions. Le gouvernement a également coupé les sources de financement permettant aux FAQ un engagement à l'international. Il y a de plus une volonté de décrédibiliser les manifestants ; Aurélie Arnaud déplore ainsi les mandats des services secrets et de la sécurité intérieure pour suivre les militants d'Idle No More qui ressemblaient à ceux utilisés pour de « dangereux terroristes ».


« En fait, toutes les questions autochtones sont très complexes, car liées à des configurations juridiques compliquées. C’est souvent à se demander si cette complexité n’est pas faite exprès pour détourner l’attention du public, noyer le poisson chez les nations autochtones et pouvoir réaliser sous couvert la poursuite de la colonisation et l’annihilation des droits autochtones. » - Aurélie Arnaud


L'intérêt du gouvernement dans tout ça ? « Si plus personne ne peut être reconnu comme autochtone, donc personne n’a de droit sur un territoire à part au sein du « grand » Canada et donc le Canada peut exploiter et utiliser toutes les terres comme bon lui semble. Peu a changé à cet égard depuis le XVIIIème siècle. » - Aurélie Arnaud 


« D'un océan à l'autre », « Je me souviens »

Les devises respectives du Canada et du Québec, nous permettent de mettre en perspective le caractère national et marquant de ce phénomène. 

« Pour l’avenir, le priorité est de faire reconnaître cet état de fait à l’ensemble de la société canadienne qui vit largement dans l’ignorance de son histoire colonisatrice à l’égard des peuples autochtones, d’ailleurs le Premier ministre Harper s’est targué d’annoncer au G20 devant la presse internationale en 2010 que le Canada était le seul pays civilisé à ne pas avoir connu d’histoire de colonisation. » - Aurélie Arnaud 


Devant cette indifférence ignorante - ou cette ignorance indifférente, il s'agit d'une responsabilité commune à tous les Canadiens de se mobiliser. Mais force est de constater que la mobilisation est dépendante de l'information sur son objet. L'association des FAQ a ainsi lancé une pétition en 2013 afin de modifier le programme d'histoire pour y inclure l'histoire de la colonisation et des pensionnats, et pour - comme le Québec le prétend - « se souvenir ». « La pétition a recueilli 4411 signatures [...]. FAQ voit régulièrement l’ampleur des préjugés et des stéréotypes qu’il reste à combattre » - Aurélie Arnaud


Différents moyens de lutter contre ces préjugés sont accessibles à tous : signer des pétitions, partager, informer, participer à des manifestations, mais aussi laisser simplement libre cours à son empathie. C'est la compréhension des émotions et des croyances qui mène à la tolérance, et ce même si dans nos sociétés occidentales éprouvées à l'exercice de la démocratie, l'empathie est désormais perçue comme une faiblesse. Il est nécessaire de se mobiliser pour les autres, dans un monde où la politique combat la violence plus que ses causes, comme s'il s'agissait aujourd'hui d'un affrontement entre douceur et virilité, entre dialogue et conflit, entre tolérance et fermeté.